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Clik here to view.Lamartine n’a pas été seulement le poète sentimental auquel en France on pense souvent reconnaître un romantique; j’ai fini récemment de lire un chef-d’œuvre méconnu, une des œuvres de la littérature française que Georges Gusdorf place dans le romantisme authentique, La Chute d’un ange, vaste épopée préhistorique et fantastique en vers alexandrins. Comme le style est narratif, il est plus aisé à saisir que celui des Méditations- même si un long passage présentant les fragments mythiques d’un livre de sagesse perdu ne laisse pas de plonger le lecteur dans la philosophie profonde.
Lamartine a assuré qu’un feu du ciel avait dévoilé à lui les brumes d’un passé immémorial; mais, quoique, à comparer des épopées antiques, on ait peu de merveilleux, il évoque, dans son monde barbare, une cité fabuleuse, possédant une technologie moderne, notamment des machines volantes; elle est dirigée par d’horribles tyrans, qui se font passer pour des dieux. Ils abreuvent le peuple de corruption et de vices pour mieux le réduire, et l’assujettir à de simples fonctions, faisant de lui un ensemble de machines, comme dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
On n’est pas loin non plus de l’univers de Robert E. Howard, le créateur de Conan: lui aussi plaçait dans le passé le plus lointain des civilisations décadentes et sinistres; en toile de fond néanmoins il les prolongeait par des êtres épouvantables, liés à la mythologie de Lovecraft, venus des étoiles ou de l’abîme de la terre, et de ce point de vue Lamartine est plus sobre. Il n’y a somme toute que son héros, dont l’origine céleste soit explicite! Car il s’agit d’un ange tombé du ciel, ayant pris forme humaine par amour pour une mortelle, et il est capturé avec elle et leurs deux petits enfants par les faux dieux de la cité, qui veulent les posséder, à cause de leur grande beauté. Cédar, l’ange déchu, parvient à se libérer, et il entraîne spontanément à sa suite le peuple révolté, qui se délivre de ses tyrans. L’épopée prend alors des accents révolutionnaires, mais Lamartine n’est pas aussi républicain que Hugo, et il montre comment le peuple est, dans sa vengeance, tout aussi pervers que les tyrans qu’il abat. Le palais impérial brûle toutefois de flammes qui servent d’ailes à l’ange de la justice et de la liberté - lequel on reverra dans Quatrevingt-Treize se dressant derrière Gauvain, le bon républicain.
On comprend que la Providence s’est servie de Cédar pour terrasser cette cité odieuse, ennemie du vrai Dieu; car il est bientôt trompé par des princes qui ont survécu à la tuerie, et qui l’emmènent dans le désert en lui faisant croire qu’il va trouver, au-delà, un peuple juste et bon. Il n’existe cependant pas: il sera abandonné, trahi, et verra mourir sa famille de soif. Il se jettera alors dans le bûcher dressé à leur intention, et un ange descendu du ciel viendra lui annoncer qu’il a ainsi expié partiellement la faute qu’il a commise lorsqu’il est devenu un homme. Il devra ensuite se réincarner neuf fois, et souffrir neuf vies, avant de reconquérir son siège céleste! Sur terre d’ailleurs il n’est que douleur, et seul le Christ pourra un jour la sauver: sa venue future est évoquée brièvement.
Ce poème grandiose n’a eu aucun succès: on a dit que c’était parce qu’il était trop affreux. De fait, comme chez Robert E. Howard, la violence est extrême; le sang coule à flots, les chairs sont déchirées, rompues, et les viols pareillement nombreux. Le cynisme des méchants rois de Babel est incroyable. Le fantastique est dans la force énorme de l’ange déchu, mais aussi dans le gigantisme de la cité; le roi que finalement Cédar affronte directement à mains nues est un colosse, et il le tue avec les dents, en déchirant sa poitrine jusqu’au cœur. Qui eût cru Lamartine aussi sauvage, par-delà son vernis de poète sentimental néoclassique?
On est dans l’esprit tragique des romans de Victor Hugo, qui d’ailleurs semble avoir été profondément marqué par ce poème: le style de ses vers, après sa parution, a pris le pli que Lamartine a donné aux siens dans ce volume, et qui est également assez différent de celui qu’il a d’habitude, notamment dans les passages les plus violents. Le thème en tout cas du héros qui meurt après que la Providence s’est servie de lui en lui donnant l’espoir d’une vie rêvée, pleine d’amour et de beauté, est dans Les Travailleurs de la mer et L’Homme qui rit.
J’ajoute que l’ensemble du récit est présenté comme ayant été dicté au poète par un sage du Liban, un ermite très vieux, peut-être de plusieurs siècles, vivant et méditant dans une grotte.
Il s’agit d’un texte authentiquement romantique, et une des épopées les plus abouties de la littérature moderne. Il préfigure Salammbô. Que Flaubert ait détesté Lamartine n’y change rien; peut-être d’ailleurs était-il sa tête de Turc justement parce qu’il lui devait plus qu’il ne voulait l’admettre.